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« Chacun est pour lui-même le plus lointain »

août 17, 2008 Laisser un commentaire

Abel, le patriarche de la famille Vuillard dans Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin, cite longuement à un moment du film un texte de Nietzsche, pris de la préface de la Généalogie de la morale. Ce texte étant très beau, je vous le livre tel quel, dans la traduction qu’en a faite Patrick Wotling pour l’édition du Livre de Poche (2000) du classique nietzschéen. Voilà le texte:

« Nous sommes pour nous des inconnus, nous en personne pour nous en personne: il y a à cela une bonne raison. Nous ne sommes jamais partis à la recherche de nous-mêmes, – comment pourrait-il se faire qu’un beau jour nous nous trouvions?  C’est à juste titre que l’on a dit: « Là où se trouve votre trésor, se trouve aussi votre coeur »; notre coeur se trouve là où sont les ruches de notre connaissance. Nous sommes toujours en route vers elles, nous qui sommes nés ailés et collecteurs de miel de l’esprit, nous n’avons vraiment qu’une seule et unique chose à coeur – rapporter quelque chose « chez nous ». Quant à la vie, pour le reste, aux soi-disant « expériences vécues », – qui d’entre nous a seulement assez de sérieux pour cela? Ou assez de temps? Pour ce qui est de ces sujets, nous n’avons, je le crains, jamais été vraiment « captivés par le sujet »: notre coeur n’y est justement pas – et même pas notre oreille! Tout au contraire, tel un être en proie à une distraction divine et immergé en lui-même, à l’oreille de qui la cloche vient de sonner ses douze coups de midi à toute volée, qui se réveille en sursaut et se demande: « Qu’est-ce qui vient de sonner au juste? », nous aussi, il nous arrive de nous frotter les oreilles après coup et de nous demander, totalement stupéfaits, totalement déconcertés: « Qu’avons-nous vécu là au juste? », plus encore: « Qui sommes-nous au juste? », et nous recomptons, après coup, comme on l’a dit, l’ensemble de ces douze coups de cloche vibrants de notre expérience vécue, de notre vie, de notre être – hélas! et nous comptons de travers… Nous demeurons justement étrangers à nous-mêmes, de toute nécessité, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous méprenions sur notre compte, le principe: « Chacun est pour lui-même le plus lointain » s’applique à nous à tout jamais, – à notre égard, nous ne sommes pas des « hommes de connaissance »… »

Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale

Nietzsche, La Généalogie de la morale