Archive

Archive for the ‘Cinéma’ Category

Une très, très longue journée : Cosmopolis de Cronenberg

  Cosmopolis est une tragédie : en l’espace d’une journée, le spectateur suit la chute totale d’Eric Packer, golden boy multi-milliardaire, qui perd son argent car il n’a su prévoir la montée du yuan. Packer (joué par Robert Pattinson, mais on aurait pu mettre une huitre à sa place, on aurait eu la même qualité de jeu) est blasé de ce qui se passe autour de lui, car il pense tout savoir, voire connaître l’avenir, et est persuadé qu’on veut le tuer : ici se trouve son hubris, son défaut tragique qui le mènera à sa perte, car comme on l’apprend à la fin (oups, spoilers !) il n’a pas su écouter sa prostate (!), qui se révèle être asymétrique. Dans une scène finale extrêmement longue et ennuyeuse, Packer se trouve face à face avec Benno Levin, ancien employé qui souhaite le tuer pour d’obscures raisons : c’est Levin qui lui révèle néanmoins qu’il aurait du écouter sa prostate, c’est-à-dire prendre en compte le chaos inhérent à la nature, et ne pas croire entièrement à l’ordre. La déchéance de Packer provient du fait qu’il croit à un ordre transcendant, inamovible et promis à une croissance sans fin. Bref, à un capitalisme ultra-libéral social, économique et personnel dont il est le grand prêtre et le roi. La morale de la tragédie de Cosmopolis est que ce roi capitaliste est nu, et fou. Packer l’apprend lors de cette longue, très longue, journée.

Let chaos express itself

Tout ça pour une coupe de cheveux.Dans les tragédies classiques, le corps du roi est une métaphore du corps social, puisque le roi est l’incarnation de son peuple. Le corps de Packer est lui aussi une métaphore de la société capitaliste en crise : obsédé par la bonne santé économique (rappelons que « eco-nomie » en grec signifie l’ordre de la maison) de ses actions en bourse et de son propre corps, il fait venir un docteur pour un check-up quotidien. Juste après la fameuse scène du toucher rectal, qui restera certainement dans les annales (ahah) nanardes du cinéma mondial, Packer montre à son docteur un petit bouton qu’il a sur son ventre. La réaction du docteur : « Let it express itself ». Laisse-le s’exprimer : le chaos, l’imprévu doit sortir, tout comme le chaos social (manifestations, violence, mort) qui entoure la limousine dans laquelle se déplace le protagoniste du film. Le corps de Packer se dégrade progressivement tout au long du film (il perd son costume, subit l’attaque d’un entartreur joué par Matthieu Amalric, etc.), au même rythme où il perd tout ce qu’il possède : son argent, sa femme, et au final (même si ce n’est pas montré à l’écran) sa vie.

Cosmopolis : entre ridicule et pathétique raté

Cosmopolis suit à la lettre les codes de la tragédie classique : unité de lieu  (la limousine blanche), unité de temps (tout se passe en une journée), défaut tragique du personnage principal qui le mène à sa perte, possible prise de conscience de ce défaut juste avant sa fin… Le problème du film de Cronenberg est à vrai dire ses dialogues, sans queue ni tête, généralement très longs (notamment lors du face à face final : vingt rudes minutes de mise à l’épreuve du spectateur !), qui devraient expliquer la complexité de l’économie, mais qui en réalité ne font qu’obscurcir le message délivré par les personnages. Obscurum per obscurius

Il y a aussi quelques scènes ridicules, notamment le fameux toucher rectal, la scène avec Juliette Binoche, celle de l’entartrage par Matthieu Amalric (j’avoue avoir ici éclaté de rire dans la salle de cinéma), et celle de la procession mortuaire du rappeur soufi… etc.

Quelques incongruités ternissent le film : le chauffeur de Packer le laisse en plein milieu d’un quartier très mal famé (« Si tu y restes cinq minutes, on te tue ») pour aller garer la « limo » dans le parking des limousines, qui se trouve justement dans ce quartier. Ce qui tombe bien, car le tueur de Packer habite juste en face ! La confrontation finale est très bavarde (mais incompréhensible) et on tombe quasiment dans un pathétique raté, qui prête plus à rire qu’à éprouver la catharsis dont Aristote disait qu’elle était l’une des fonctions de la tragédie.

Une tragédie de notre temps

Cosmopolis est donc une tragédie ratée, une tragédie de notre temps peut-être, où l’économie, les nombres, ont pris la place de la transcendance divine autrefois incarnée dans la personne royale.  Les deux seuls exemples de transcendance non économique sont le rappeur soufi et l’art moderne dont Packer est un collectionneur. Ces deux exemples échappent à la loi de l’argent car l’un n’est plus (le rappeur est mort) et l’art « appartient au monde », comme le dit le personnage de Juliette Binoche. Nous pouvons  d’ailleurs regretter que cette tension entre art et économie ne soit pas davantage mise en avant dans le film, peut-être faudrait-il lire le livre de Don DeLillo pour en apprendre plus (DeLillo qui a trouvé que l’adaptation de Cronenberg est « entièrement fidèle à l’esprit du roman ») ?

Lien :

Don DeLillo sur Cronenberg :

http://www.slate.fr/story/56689/don-delillo-cosmopolis

Lettre à Alain Finkielkraut (à propos d’Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin)

juillet 28, 2008 Laisser un commentaire

Cher M. Finkielkraut,

J’ai écouté avec un plaisir non dissimulé votre émission ‘Répliques » du samedi 12 juillet 2008 que vous avez consacré à l’excellent Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin.

Vous dites avoir été ‘ébloui’ par le visionnage de ce film, et je ne peux que vous comprendre; j’ai ressenti la même chose en sortant de la salle obscure. Le soleil paraissait bien pâle comparé à la lumière étrange de cette pellicule.

La discussion que vous avez animée lors de cette émission était d’une richesse et d’une exigeance littéraire et cinématographique qui se font bien rares de nos jours  sur les grands médias nationaux (qui se sont par ailleurs ‘distingués’ en ne parlant quasiment pas d’ Un conte de Noël lors du dernier festival de Cannes, se gargarisant de reportages sur les handicapés de la langue d’Entre les murs…).

Néanmoins, et ce malgré la profondeur d’analyse que vos invités et vous avez déployé (notamment les éclairantes anecdotes de création de Desplechin) je me risquerai ici à pointer un thème que vous n’avez fait qu’effleurer.

Je veux parler d’Henri, le fils ‘inutile’. Tout dans ce personnage correspond à la définition du bouc émissaire de René Girard. La raison pour laquelle  sa soeur Elisabeth le fait bannir est parce qu’il représente une menace quant à la stabilité de la famille Vuillard, de la société familiale dans laquelle elle vit.

L’expulsion d’Henri sert, selon elle, à rétablir l’ordre perdu.

Car dès sa naissance, ou même dès sa conception, Henri devait servir à rétablir l’ordre naturel des choses.  Il a été conçu pour guérir son frère Joseph – en vain. Mais ce qui est intéressant, c’est bien de voir que l’on veut guérir un enfant en créant un autre enfant. Le même guérit le même: on sait, depuis Girard et Derrida avant lui (cf. « La pharmacie de Platon ») que le poison est son propre remède. Telle est l’étymologie du mot pharmacie, du grec pharmakos, qui signifie à la fois poison et remède.

Ainsi, on guérit le mal (celui de Joseph) par le mal – le personnage d’Henri, qui finira logiquement par incarner pour sa soeur Elisabeth le Mal. Dans les sociétés primitives, nous dit René Girard (cf. La violence et le sacré), le pharmakos était souvent sacralisé. C’est ce qui arrive à Henri. Il est sacralisé dans tous les sens du terme latin sacer: à la fois mis à l’écart, banni, rejeté hors de l’espace familial, comme le temple était construit sur un sol séparé de l’espace profane de la ville, et également ‘maudit’ (sacer signifiant à la fois ‘saint’ et ‘maudit’) puisqu’il devient le Mal. Telle est la malédiction du pharmakon-Henri.

Mais sa nature de pharmakon éclaire d’un jour nouveau la réplique de sa mère Junon: « Mon petit Juif ». Qu’ont été les Juifs sinon les parfaits boucs émissaires de l’Histoire?  Cette réplique ne fait que confirmer la nature profonde du personnage d’Henri.

Il est intéressant de remarquer que la logique pharmaceutique est inversée dans le film. On s’attendrait, dans une tragédie, à voir le destin du pharmakon, sa mort (ou son bannissement) étant le point culminant de l’action et le moment où l’ordre revient.

Ici, nous avons la fin au début. Henri a déjà été banni. De plus il n’a pas pu sauver la vie de son frère. Tout le film s’organise pour laisser à la fin percer l’espoir: Henri a bien sauvé sa mère Junon, tout est bien qui finit bien, pour parler comme Shakespeare. C’est d’ailleurs peut-être ce retournement de structure qui fait que Un conte de Noël est bien une comédie, une comédie impure, c’est-à-dire shakespearienne, avec des éléments tragiques qui viennent bouleverser notre expérience cinématographique.

Tout le film est ainsi résumé dans la pièce de théâtre jouée par les enfants le soir de Noël (une pièce dans la pièce, comme dans Hamlet): cette pièce est d’une violence rare, on y parle zoophilie et démembrement, mais tout le monde en rit. Ainsi, en conclusion, serait peut-être la définition de la comédie selon Desplechin: une tragédie à l’envers, qu’on ne prend pas au sérieux, mais dont, comme dirait Beaumarchais, « [on] se presse de rire de peur d’être obligé d’en pleurer ».