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Lettre à Alain Finkielkraut (à propos d’Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin)

juillet 28, 2008 Laisser un commentaire

Cher M. Finkielkraut,

J’ai écouté avec un plaisir non dissimulé votre émission ‘Répliques » du samedi 12 juillet 2008 que vous avez consacré à l’excellent Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin.

Vous dites avoir été ‘ébloui’ par le visionnage de ce film, et je ne peux que vous comprendre; j’ai ressenti la même chose en sortant de la salle obscure. Le soleil paraissait bien pâle comparé à la lumière étrange de cette pellicule.

La discussion que vous avez animée lors de cette émission était d’une richesse et d’une exigeance littéraire et cinématographique qui se font bien rares de nos jours  sur les grands médias nationaux (qui se sont par ailleurs ‘distingués’ en ne parlant quasiment pas d’ Un conte de Noël lors du dernier festival de Cannes, se gargarisant de reportages sur les handicapés de la langue d’Entre les murs…).

Néanmoins, et ce malgré la profondeur d’analyse que vos invités et vous avez déployé (notamment les éclairantes anecdotes de création de Desplechin) je me risquerai ici à pointer un thème que vous n’avez fait qu’effleurer.

Je veux parler d’Henri, le fils ‘inutile’. Tout dans ce personnage correspond à la définition du bouc émissaire de René Girard. La raison pour laquelle  sa soeur Elisabeth le fait bannir est parce qu’il représente une menace quant à la stabilité de la famille Vuillard, de la société familiale dans laquelle elle vit.

L’expulsion d’Henri sert, selon elle, à rétablir l’ordre perdu.

Car dès sa naissance, ou même dès sa conception, Henri devait servir à rétablir l’ordre naturel des choses.  Il a été conçu pour guérir son frère Joseph – en vain. Mais ce qui est intéressant, c’est bien de voir que l’on veut guérir un enfant en créant un autre enfant. Le même guérit le même: on sait, depuis Girard et Derrida avant lui (cf. « La pharmacie de Platon ») que le poison est son propre remède. Telle est l’étymologie du mot pharmacie, du grec pharmakos, qui signifie à la fois poison et remède.

Ainsi, on guérit le mal (celui de Joseph) par le mal – le personnage d’Henri, qui finira logiquement par incarner pour sa soeur Elisabeth le Mal. Dans les sociétés primitives, nous dit René Girard (cf. La violence et le sacré), le pharmakos était souvent sacralisé. C’est ce qui arrive à Henri. Il est sacralisé dans tous les sens du terme latin sacer: à la fois mis à l’écart, banni, rejeté hors de l’espace familial, comme le temple était construit sur un sol séparé de l’espace profane de la ville, et également ‘maudit’ (sacer signifiant à la fois ‘saint’ et ‘maudit’) puisqu’il devient le Mal. Telle est la malédiction du pharmakon-Henri.

Mais sa nature de pharmakon éclaire d’un jour nouveau la réplique de sa mère Junon: « Mon petit Juif ». Qu’ont été les Juifs sinon les parfaits boucs émissaires de l’Histoire?  Cette réplique ne fait que confirmer la nature profonde du personnage d’Henri.

Il est intéressant de remarquer que la logique pharmaceutique est inversée dans le film. On s’attendrait, dans une tragédie, à voir le destin du pharmakon, sa mort (ou son bannissement) étant le point culminant de l’action et le moment où l’ordre revient.

Ici, nous avons la fin au début. Henri a déjà été banni. De plus il n’a pas pu sauver la vie de son frère. Tout le film s’organise pour laisser à la fin percer l’espoir: Henri a bien sauvé sa mère Junon, tout est bien qui finit bien, pour parler comme Shakespeare. C’est d’ailleurs peut-être ce retournement de structure qui fait que Un conte de Noël est bien une comédie, une comédie impure, c’est-à-dire shakespearienne, avec des éléments tragiques qui viennent bouleverser notre expérience cinématographique.

Tout le film est ainsi résumé dans la pièce de théâtre jouée par les enfants le soir de Noël (une pièce dans la pièce, comme dans Hamlet): cette pièce est d’une violence rare, on y parle zoophilie et démembrement, mais tout le monde en rit. Ainsi, en conclusion, serait peut-être la définition de la comédie selon Desplechin: une tragédie à l’envers, qu’on ne prend pas au sérieux, mais dont, comme dirait Beaumarchais, « [on] se presse de rire de peur d’être obligé d’en pleurer ».