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Confessions d’un auteur à gage: la conception de l’écriture selon François B.

novembre 28, 2012 2 commentaires

Dans un récent article de Bibliobs, l’excellent site littéraire du Nouvel Observateur, on peut lire cette citation attribuée à François Bégaudeau, l’immortel écrivant d’ Entre les murs:

François Bégaudeau lui aussi aime travailler à la commande, et l’idée «d’une écriture profane, aléatoire, modulable» lui plaît.

Plusieurs choses me dérangent dans cette phrase, et elles concernent toutes la conception que se fait M. Bégaudeau soit de l’écrivain, soit de l’écriture.

Tout d’abord, le fait de ‘travailler à la commande’: M. Bégaudeau, en bon petit soldat du Néant livresque (cf. son œuvre), se définit donc comme un auteur à gage, prêt à écrire ce qu’on lui commande. Ainsi commet-il régulièrement des livres absolument dispensables, tels que Au débutParce que ça nous plaît : L’invention de la jeunesse, ou encore une nouvelle dans le recueil Noël, quel bonheur ! (1), livrant en sus çà et là sa vision profondément moderne (c’est-à-dire ironique jusqu’à la lie) de l’écrivain. Dans Tu seras écrivain mon fils, François B. nous « livre avec humour une vision décalée du métier d’écrivain » (présentation de l’éditeur). Une biographie ironique nous est donnée en prime:

François Bégaudeau tient son nom d’un des mécènes de Sophocle. Sa vocation d’écrivain lui est apparue sur la route de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, le 6 mai 1979. Par la suite, ni une malheureuse décennie de punk-rock, ni ses escapades superficielles au cinéma, ni sa parasitaire activité critique n’ont pu le détourner de sa mission de transmettre une vision.

François B., avant et après qu’on l’a entendu parler.

Endossant les habits du père castrateur du poème de Kipling auquel le titre fait allusion, Bégaudeau veut nous faire comprendre que nous nous méprenons sur la hauteur d’esprit présupposée des écrivains. Dans un extrait, le père donne le conseil suivant: « Tu seras écrivain si tu parles comme un écrivain; si tu parles de la façon dont on estime que doit parler un écrivain ; si, répondant à une interview, tu puises dans le corpus de croyances, mythes, superstitions, qui depuis deux ou trois siècles ont érigé, sur fond de voûte céleste, une Déesse littérature. »

Voilà pourquoi François Bégaudeau écrit: il souhaite démystifier le statut de l’écrivain. Pour cela, il ne résiste à aucune facilité, aucun stéréotype: l’écrivain est, selon lui, vu comme quelqu’un qui a une ‘mission’ et dont la vocation est d’origine quasi-divine (cf. la référence à l’ironique épiphanie sur la route de Saint-Gilles-Croix-de-Vie; la « Déesse littérature »). Fariboles! Le bon peuple doit savoir! Un écrivain, ce n’est pas un surhomme, ce n’est pas une intelligence supérieure, ou quelqu’un qui aurait une ‘vision’; non, c’est François Bégaudeau.

L’homme est pour lui-même la mesure de toutes choses, disait l’autre. Je ne prendrai pas trop de risques en écrivant que la mesure prise par Bégaudeau n’est pas bien grande, au vu de sa conception de l’écrivain. Or, et ma question peut paraître bien innocente, comment accomplir de grandes choses si l’on a une conception si pauvre de l’art? Comment écrire un grand roman si l’on pense que, de toute façon, un écrivain, c’est avant tout une illusion?

Qu’en pensent les grands, ceux qui comptent? Pour Kundera, le romancier « est un découvreur qui, en tâtonnant, s’efforce à dévoiler un aspect inconnu de l’existence. Il n’est pas fasciné par sa voix mais par une forme qu’il poursuit, et seules les formes qui répondent aux exigences de son rêve font partie de son œuvre » (2). Nous sommes à des années-lumières de l’auteur à gage qui souhaite démystifier la littérature…

Allons chez Ernesto Sabato. Dans de très belles pages de L’Ange des Ténèbres dans lesquelles il pastiche les Lettres à un jeune poète de Rilke, Sabato écrit:

Si tu n’es pas capable, comme tu me le dis, d’écrire sur « n’importe quel sujet », c’est bon signe, nullement une raison de te décourager. Ne crois pas en ceux qui écrivent sur n’importe quoi. Les obsessions ont des racines très profondes et plus elles sont profondes, moins elles sont nombreuses. Et la plus profonde de toutes est peut-être la plus obscure, mais aussi la racine unique et toute-puissante de toutes les autres, celle qui reparaît à travers toutes les œuvres d’un véritable créateur (…). Les œuvres successives sont ainsi comme les villes élevées sur les ruines des cités antérieures; elles ont beau être neuves, elles matérialisent une certaine immortalité, assurée par d’antiques légendes, par des hommes de la même race, par des crépuscules et des aubes semblables, par des yeux, des traits du visage qui reviennent ancestralement. » (3)

Pas d’écriture sur commande chez Sabato, mais un travail de fond, obsessionnel: peut-être trop pour François B.? Une posture ironique est bien plus facile à tenir que celle consistant à s’interroger, se remettre en cause sans se décourager. On retrouve ce même faux détachement dans son intérêt pour une écriture ‘profane, aléatoire, modulable’, ou en d’autres termes ‘plate, superficielle, sur commande’ – loin de ce qui fait un écrivain, en somme. Barthes faisait une distinction entre écrivain (pour qui l’écriture est une fin en soi) et écrivant (qui se sert de la langue comme d’un outil afin de pratiquer son activité): cette distinction est aujourd’hui on ne peut plus pertinente.

La fréquentation des grands écrivains n’est pas une violence faite au lecteur, comme pourrait le penser l’iclownoclaste François B., mais un dialogue qui s’établit entre l’auteur et le lecteur. Lire n’est pas seulement admirer la technique ou le style d’un romancier, c’est également essayer de voir avec lui le monde (quitte à ne pas être d’accord). A force de considérer la langue comme un seul moyen de communication, on déconsidère la littérature. Si l’on en croit Sabato, ce n’est pas en écrivant sur tout et n’importe quoi que l’on devient écrivain. On finit seulement écrivant.

(1) Avec la participation de grands écrivains de notre temps, tels qu’Arnaud Viviant, Chloé Delaume, Yannick Haenel… autant d’autres auteurs à gage.

(2) Milan Kundera, L’art du roman, Folio, p.173

(3) Ernesto Sabato, L’Ange des Ténèbres, Ed. du Seuil, pp. 104-105

Hommage à Ernesto Sabato.

Ernesto Sabato était un écrivain.

Un scientifique.

Un mystagogue.

Un révélateur.

Un plongeur en apnée.

Un Argentin.

Un Français de coeur.

Un humaniste.

Un découvreur.

Un expérimentateur.

Quelqu’un qui marchait dans les ténèbres, à la recherche de la lumière.

Un des deux géants de la littérature argentine.

Un aveugle.

Un voyant.

Un dialecticien.

Quelqu’un qui connaît les dangers de l’absolu.

Un critique.

Un philosophe.

Un mari et un père.

Un homme

Né un soir de Sabat.

Ernesto Sabato était un écrivain.

Sabato

Les livres qui m’ont marqué (1): Le tunnel d’Ernesto Sàbato

novembre 14, 2009 3 commentaires

Premier livre de la trilogie romanesque d’Ernesto Sabato, Le tunnel est l’histoire d’une obsession meurtrière du peintre Juan Pablo Castel pour Maria Iribarne, femme dont il tombe éperdument amoureux lors d’une exposition de ses toiles. On sait dès la première page que Castel tuera Maria Iribarne, mais nous ne savons pas pour quelle raison. Le meurtrier fait le récit des évènements qui l’ont conduit à assassiner la femme qu’il aimait (et la seule personne qui comprenait ses toiles, selon lui) de façon ‘objective’: le lecteur se rend vite compte que Castel et son récit sont tout ce qu’il y a de plus subjectifs; le récit commence en effet par une prétérition: « Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué Maria Iribarne; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus sur ma personne. » Tout le reste du roman se concentrera à décrire la personnalité tortueuse et paranoïaque de Castel.

Il est intéressant de voir que Castel est attiré par Maria parce qu’elle voit un détail dans une de ses toiles que personne d’autre n’a vu, et qui lui l’obsède, car il ignore pourquoi il l’a peint. Pensant que tous les deux partagent quelque chose de commun, qu’il avaient ‘vécu dans des galeries ou des tunnels parallèles’ (p.134), qu’ils étaient ‘des âmes semblables suivant un rythme semblable’ (p.134), il cherche à la retrouver pour qu’elle s’unisse à lui, corps et âme: Castel est en effet avide d’absolu, d’une relation absolue entre lui et Maria. Il ne supporte pas qu’elle le quitte, ou tout simplement qu’elle rentre chez elle. Lorsqu’il s’aperçoit qu’elle est mariée à Allende, un vieil aveugle, commence la première désillusion, et le début de sa paranoïa maladive qui le conduira à assassiner la femme qu’il aime. Mais l’aime t-il vraiment? Dans le fond, Castel ne s’est intéressé à Maria que parce qu’elle s’intéressait à ses toiles, donc à lui-même, et qu’elle pouvait lui accorder une réponse au détail de sa peinture qu’il ne comprenait pas. Nous nous rendons également compte que Maria n’a été fasciné par la toile que parce qu’elle retrouvait dans le détail en question (une jeune femme qui regarde la mer par une fenêtre) qu’un reflet de sa propre vie (p.106).

Ainsi, et paradoxalement, ces deux être qui pensaient s’unir parce qu’ils se reflétaient chacun l’un en l’autre (Castel cherche la réponse de sa peinture chez Maria qui semble avoir la réponse; Maria qui croit trouver un écho de sa vie dans l’oeuvre de Castel), en réalité ne pensent chacun qu’à eux-mêmes. Le tunnel est le roman de l’incommunicabilité: Castel restera pour toujours dans son tunnel, coupé du monde et ne trouvera jamais cette ‘âme semblable’ qu’il croyait avoir trouvé dans Maria, et que seul un ‘mur de verre’  séparait de lui. Le livre fonctionne ainsi comme une mise en abîme de cette métaphore de Castel: en pénétrant dans le livre, le lecteur pénètre aussi dans le tunnel intime de Castel, et découvre ses obsessions, ses jalousies morbides, sa misogynie et misanthopie. L’oeuvre d’art est ainsi présentée tacitement comme le seul remède contre l’incommunicabilité – mais, dans le cas de Castel, l’écriture ne vient qu’après que l’histoire fut terminée et que la violence ait fait son oeuvre destructrice.

Il y aurait tellement d’autres choses à dire (la relation de doubles entre Castel et Hunter, le dernier mot du roman (‘hermétiques’), la perte du principe de réalité dans le roman, le lien entre ce livre et les deux romans suivants, et bien évidemment le motif de la vue (l’aveugle Allende et la myope Mimi)) que l’on ne pourrait jamais s’arrêter de gloser sur ce monument de la littérature argentine  et mondiale. Le tunnel est décidément une lecture essentielle, tout comme les deux autres romans de Sabato, Héros et tombes et L’ange des ténèbres, dont je traiterai dans deux prochains articles.