Archive

Posts Tagged ‘the great gatsby’

Un anti-héros de notre temps: Limonov d’Emmanuel Carrère

septembre 12, 2011 Laisser un commentaire

Carrère l’avoue lui-même: il aurait pu appeler son dernier livre Un héros de notre temps, si ce titre n’avait pas déjà été pris par Lermontov. Et en effet, il existe des similitudes entre Petchorine, le personnage sombre et louche de Mikhaïl Lermontov et Edouard Limonov, personnage bien réel, et qui a pensé et vécu sa vie comme celle d’un personnage de roman. La citation suivante tirée de l’ouvrage de Lermontov irait comme un gant à Limonov, et aurait pu figurer en exergue du livre:

Il se peut que je meure demain, et sur terre il ne restera personne qui m’ait pleinement compris. Certains me jugeront pire et d’autres meilleurs que je ne suis. Les uns diront que j’étais quelqu’un de bien; d’autres, que j’étais une canaille. Mais l’une et l’autre opinion seront également erronées.

Emmanuel Carrère

Carrère dit la même chose à sa façon, dans le prologue du roman:

[Limonov] a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement.

Cette expression (‘je suspends mon jugement’) n’est pas sans rappeler cette phrase du narrateur de The Great Gatsby, Nick Carraway, qui dit au lecteur qu’il a l’habitude de « réserver tout jugement » (« I’m inclined to reserve all judgements « ). En ces temps d’intertextualité sauvage, on voit ici un véritable exemple d’intertextualité, c’est-à-dire de référence externe qui augmente la compréhension de l’œuvre. Car si le narrateur de Gatsby suspend lui aussi son jugement durant le livre, c’est pour fournir ensuite la sentence finale: la côte Est est moralement corrompue, le matérialisme a contribué à la destructions des vraies valeurs…

Edouard Limonov

Limonov fonctionne également selon ce principe narratorial. Carrère joue le rôle d’un Nick Carraway franco-russe, qui a trouvé en Edouard Limonov son Gatsby. Il est d’ailleurs amusant de voir que la référence à Gatsby est faite dans le livre, mais cette fois-ci pour illustrer comment Limonov voit le milliardaire américain dont il est le valet de chambre (p.183). Carrère égrène les faits de la vie de Limonov les uns après les autres, en ‘oscillant’ dans son jugement, entre franche désapprobation (pour la fascination de Limonov envers le stalinisme et le fascisme de manière générale), déception (lorsque Limonov est filmé en train de tirer sur Sarajevo et qu’il ressemble « à un petit garçon, jouant les durs à la Foire du Trône » (p. 320,1)) et quelques zones grises, entre sympathie et admiration. Le lecteur suit durant le livre les hésitations du narrateur Carrère qui se demande souvent pourquoi il écrit ce livre. Limonov lui-même, dans l’épilogue, lui pose la question. La réponse que lui donne Emmanuel Carrère est « parce qu’il a (…) une vie passionnante. Une vie romanesque, dangereuse, une vie qui a pris le risque de se mêler à l’histoire » (p.484). Limonov lui répond du tac au tac: « Une vie de merde, oui. »

Carrère ne tombe pas dans le piège du narrateur à la Fitzgerald et ne devient pas moralisateur. Il laisse le lecteur faire son propre choix, tirer ses propres conclusions à l’endroit de Limonov, et c’est à mon sens l’une des grandes qualités du livre. La littérature appartient aux zones grises, floues, liminaires – et Limonov est un livre-toupie, qui, comme son protagoniste, part dans toutes les directions mais reste constamment sur soi-même. C’est en tout cas un des grands romans de ce mois de septembre 2011, et l’un des grands romans d’Emmanuel Carrère.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L. 20€

Catégories :littérature Étiquettes : , ,

De Ars Translatio: Nabokov et la traduction

avril 10, 2011 Laisser un commentaire

En relisant l’introduction de Nabokov à Un héros de notre temps de Lermontov, j’ai été frappé par le commentaire du plus connu des auteurs américains d’origine russe (le seul?) concernant l’ars translatio. Il nous dit (1):

« Tout d’abord, il nous faut exclure une fois pour toute l’idée conventionnelle qu’une traduction ‘doit se lire facilement’ (should read smoothly) et ‘ne doit pas sonner comme une

Vladimir Nabokov et un lépidoptère.

traduction’ (pour citer les pseudo compliments adressés à de vagues traductions par de gentils critiques qui n’ont jamais lu et ne liront jamais les textes originaux). En fait, n’importe quelle traduction qui ne sonne pas comme une traduction est fatalement amenée, après vérification, à être inexacte – alors que, d’un autre côté, la seule vertu d’une bonne traduction est la fidélité et la complétude. Qu’on puisse la lire facilement ou pas dépend du modèle, pas de son imitation. »

Nabokov nous avoue ensuite qu’il a dû sacrifier au « bon goût, à la diction claire et même à la grammaire » pour traduire fidèlement Lermontov, dont le style est jugé par l’auteur de Lolita comme « inélégant », « sec et monotone », parfois « aussi fruste que le français de Stendhal » (!). Mais il précise également que « tout ceci, le traducteur devrait [le] rendre fidèlement, sans compter la tentation qu’il pourrait éprouver à combler les manques et éliminer les redondances. »

Cette vision de la traduction diffère totalement de celle qui nous est commune aujourd’hui, et rejoint finalement le débat entre traduction universitaire et traduction commerciale. Quel est le but d’une traduction? Etre fidèle au texte, et à l’auteur, quitte à sacrifier un peu de lisibilité, ou bien privilégier une fonction phatique, c’est-à-dire comprendre tout en sacrifiant le texte-source? Le point de vue de Nabokov est avant tout celui d’un universitaire et d’un esthète qui pouvait se targuer de pouvoir lire en plusieurs langues (russe, anglais, français, allemand…) mais il n’est pas dépourvu de sens: combien de traductions commerciales sont ‘ré-écrites’ par leur traducteur, quitte à trahir les intentions auctoriales? Que dire également des traductions qui sont meilleures que les textes originaux (pensons aux traductions de Poe, le triste Poe, par Baudelaire…)? Ou bien du point de vue de Borges, qui, lui, laissait toute latitude à ses traducteurs pour changer son texte, afin de créer une multiplicité de textes (2)?

L’expression traduttore, traditore (traduire, c’est trahir) est toujours d’actualité, plus que jamais peut-être. Alors qu’aujourd’hui les traductions automatiques font florès sur la Toile (Google Traduction, par exemple), il ne serait pas inintéressant de revenir au texte pour le texte, et le point de vue de Nabokov n’est pas totalement excentrique ou irréaliste; d’ailleurs sa traduction du roman de Lermontov est très bonne. Cette proximité du texte empêcherait peut-être certaines bêtises, comme par exemple la ‘nouvelle’ traduction de The Great Gatsby par Julie Wolkenstein, intitulée (platement): Gatsby.

A la question de Frédéric Taddéï lui demandant pourquoi avait-elle traduit le titre The Great Gatsby simplement par Gatsby, et pas Gatsby le magnifique, tel qu’il est traditionnellement traduit en français, dans son excellent émission Ce soir ou jamais, la traditore répondit: « La grandeur de Gatsby, ça n’allait pas », après avoir considéré que great signifiait grand et que « Le grand Gatsby » était plat en français. Quel niveau d’anglais! Effrayant!

Un article désespérément élogieux sur cette nouvelle trahison de Fitzgerald nous offre un de ces « pseudo compliments » de ces « gentils critiques » que Nabokov attaque dans son introduction à A Hero of our Time:

« La littérature étrangère est, comme la musique, affaire d’interprétation : celle du traducteur (ou de la traductrice) dont les choix esthétiques, la langue, la sensibilité et la créativité langagière rencontrent, épousent, servent ou trahissent celles de l’auteur. » (3)

Voici donc une nouvelle typologie des traducteurs! Il y a ainsi l’époux, le servant et le traître! Je laisse au « bon lecteur » (comme l’appelle Nabokov) le soin de classer Julie Wolkenstein dans la bonne catégorie. J’aide un petit peu, quand même: dans le même article du Monde, un exemple de cette nouvelle traduction est donné. Voici le texte original:

Gatsby believed in the green light, the orgastic future that year by year recedes before us. It eluded us then, but that’s no matter – tomorrow we will run faster, stretch out our arms further… And one fine morning – So we beat on, boats against the current, borne back ceaselessly into the past.

Et la traduction de Julie Wolkenstein:

Gatsby croyait à la lumière verte, à cet orgasme imminent qui, année après année, reflue avant que nous l’ayons atteint. Nous avons échoué cette fois-ci, mais cela ne fait rien : demain nous serons plus rapides, nous étendrons nos bras plus loin – et, un beau matin… C’est ainsi que nous nous débattons, comme des barques contre le courant, sans cesse repoussés vers le passé.

Cette nouvelle traduction, censée être, selon le Monde, « inspirée, fraîche et déliée » (?), me frappe personnellement comme étant assez pauvre, et me persuade finalement qu’un bon traducteur doit être nabokovien, c’est-à-dire traduire sans trahir, mais traduire tout.

 

 

 

1. A Hero of our Time, Mikhail Lermontov, Everyman’s Library, traduction de Vladimir et Dmitri Nabokov, p.7.

2. Conversations à Buenos Aires, Jorge Luis Borges et Ernesto Sabato, 10/18.

3. Florence Noiville, Le Monde, 14 janvier 2011